Épisode 4 - De ProfundisJe vous avais laissé sur les Legos flottants du port du Palais, en route pour Lorient. Lorient ne sera qu’un ravitaillement, la destination du soir est en fait… Non, vous le saurez plus tard.
C’est donc sous un soleil de plomb et une chaleur sub-caniculaire que je remonte à bord de Kalango à destination de la pompe à essence de Kernével, à Lorient. C’est une petite navigation de deux heures et demie qui consiste à contourner la pointe de Taillefer qui protège la rade du Palais, puis tourner à gauche le long de la côte nord de l’île en visant le plateau des Birvideaux entre Belle-Île et Groix puis, en se laissant glisser le long de Groix, à entrer dans le long chenal d’accès à Lorient.
Difficile de se perdre. La visibilité est excellente, à tribord la côte ne sera pas loin, et à bâbord, ce sera mis à part un bref moment Belle-île et Groix. Question cailloux, c’est la Bretagne sud, ça reste tranquille, le Petit Poucet s’étant vraisemblablement épuisé en passant par Carnac pendant ses vacances. Juste le plateau des Birvideaux à éviter (avec cette mer, c’est surtout la tourelle du phare qu’il faut éviter), et ne pas s’approcher trop près ni de Groix par la pointe des Chats, animal maléfique aux griffes acérées, ni du banc des Truies sur tribord avant de tourner vers Lorient. Tous ces dangers sont bien balisés sur la carte, et je les ai bien en tête.
Ce sera donc une navigation à vue : cap sur l’étrave.
Je me suis plaint du rapport qualité-prix de l’escale au Palais. J’avais tort. Pendant ma pause déjeuner, Kalango aussi a été ravitaillé. Service premium, le client doit à peine s’en douter. Moi, je l’ai vu à la jauge du réservoir d’essence : l’aiguille dépasse très largement le 1. Pour seulement 10 euros, moi je dis chapeau !
Photo 42 — Coup de chaud sur la jaugeJ’ai appris depuis mes débuts d’aviateur à ne JAMAIS faire confiance à une jauge à essence. Je suis donc la quantité de carburant disponible de la façon suivante. Quand je fais le plein, je ré-initialise le compteur du SC1000 du moteur bâbord, qui en navigation totalise ce qui passe dans les injecteurs du moteur. En multipliant par deux (j’ai aussi un moteur à tribord), j’ai la quantité consommée depuis le dernier plein. Je compare le résultat en multipliant le temps de navigation par 45 litres. Si c’est cohérent, je ne m’inquiète pas et je note les quantités consommée et disponible sur le livre de bord. Sinon, je fais le plein !
Là, je me contente de consigner scrupuleusement sur le livre de bord «
Jauge essence HS ». Il faudra quand même que je regarde ce qui se passe sur cette jauge. Est-ce le cadran ? Est-ce le flotteur ? A cette occasion, je regarderai comment brancher la jauge sur le positif contact plutôt que directement sur la batterie de service. Tout comme l’éclairage du compas d’ailleurs, qui aussi éclaire inutilement mes rêves…
Je retire les pare-bats que j’avais mis dont l’utilité, je l’avoue, est discutable à la bouée. Moteurs en marche, je retire les amarres de la bouée, il est 14 heures 41. C’est parti, cap au nord sur Lorient.« Euh… ça serait pas plutôt cap à l’est ? » me souffle une petite voix !
Non, direction le nord, en longeant la côte qui mène rapidement à la pointe de Taillefer. Falaises basses, régulièrement entrecoupées de petites plages qu’on devine aux petites taches de lumière au milieu des roches sombres.
Puis direction NNW, en visant à droite de ce qui au loin doit être Groix. Je longe en m’en éloignant la côte NW de Belle-Île. A bâbord, Sauzon. Ah Sauzon… quel charme ! Son port d’échouage, ses maisons de pêcheurs à flanc de colline aux façades colorées qui peignent le ciel. Et son homard bleu, celui qu’un jour j’ai hésité à ramener d’un voyage en avion, ne sachant pas s’il ferait le voyage, celui qui depuis est pour moi la marque de ce petit coin de paradis.
La barre tourne doucement vers l’ouest, puis au sud, la vitesse tombe à cinq noeuds, puis à trois noeuds. Je suis sans l’avoir vraiment décidé dans le port de Sauzon, m’imprégnant de la magie du lieu, un tour, peut-être deux, et je ressors sans me promettre d’y revenir. J’y reviendrai.
Photo 43 — Sauzon, magiqueEn me retournant une dernière fois, je reprends ma route vers Lorient. Mon petit doigt dit qu’il faut reprendre un cap nord pendant neuf minutes si je veux suivre ma route initiale et passer à l’est des Birvidiaux. En effet, trois doigts me séparent de la toute sur la carte, un doigt valant trois minutes… C’est ce qu’on appelle la navigation au doigt mouillé
Les moteurs ronronnent, le bateau navigue tranquillement entre 22 et 23 noeuds, 3950 tours, sur un cap moyen de 330°. Je croise quelques voiliers qui naviguent en général plus près des côtes. Bref, c’est peinard, presque une mare à canards.
Groix s’approche, pour l’instant ligne sombre sur bâbord. La mer est belle. Le ciel est bleu. Quelques cirrus l’égayent un peu, et dans ces conditions, on s’étonne que le phare des Birvideaux fasse penser à un calvaire posé entre les îles. Est-ce un ex-voto pour attirer le beau temps dans ce coin de Bretagne ? Ou bien est-ce pour rappeler la spécificité géologique de l’île, sa naissance
de profundis, puisque il y a fort longtemps, ce petit bout d’écorce terrestre fut englouti dans les entrailles de la Terre, avant d’en ressortir quelques (avec beaucoup de s) années plus tard, non sans avoir braqué quelques (aussi avec beaucoup de s) pierres précieuses.
15 heures 50. Je passe entre deux marques spéciales. Seule celle à tribord figure sur ma carte pourtant à jour. J’ai consultée tous les avis aux navigateurs de la préfecture maritime grâce à ma petite application perso. Cette bouée ne me dit rien. Heureusement, il fait beau, je vois très bien Groix sur bâbord, le petit phare blanc des Chats, et à tribord la grande plage qui joint Étel à Lorient. Si quelqu’un est perdu, ce n’est pas moi, mais la bouée. S’il avait fait nuit noire ou si j’avais navigué en plein brouillard, cette découverte m’aurait sans doute posé quelques problèmes d’orientation… D’autant qu’elle portait le nom de
Somme.
Lorient à l’ouest, le Crotoy au sud de la Bretagne, vous conviendrez qu’il se passe des choses bizarres par ici, et je comprends mieux la présence d'épaves nombreuses dans le coin. Mais, solide dans la tête, je poursuis sereinement mon plan, plus concentré qu'Ulysse écoutant le chant des sirènes. Groix défile à contre-jour. Habitué de l’île de Ré et venant de Belle-Île, elle me semble bien petite. Comme je suis assez loin de l’île je distingue mal les détails de la côte que je devine rocheuse. Il y a pas mal de bateaux qui passent devant, voiles blanches sur fond sombre. Des fantômes qui justifieraient le dicton « qui voit Groix voit sa croix » ?
Pour achever ce tableau lugubre, la French Navy tente de joindre sur le 16 un cargo qui ne répond pas. Le militaire répète son appel, toujours sur le même ton.
De profundis clamavi ad te, navis...Pas de signe d’agacement. Dix fois peut-être, toujours sur le même ton.
Navis, exaudi vocem meam. Fiant aures tuæ intendentes in vocem deprecationis meæ.Rien. Un vaisseau fantôme ? Le Hollandais Volant ? Sans doute, … mais qui prendra un accent indien quand, au bout d’un quart d’heure, il répondra enfin au sémaphore.
Il est temps que je quitte cette zone qui devrait être interdite aux moins de douze ans pour entrer dans la passe de l’ouest d’accès à Lorient. La passe sud aurait été plus courte. J’ai hésité, je l’avoue, mais quand j’ai vu le nom de la cardinale bâbord au niveau de la pointe de Gâvres, je me suis ravisé. Aux Cimmériens, vous me comprendrez, j'ai préféré Circé; aux Errants, j’ai préféré les Truies, la Paille, le Cheval, l’Écrevisse (bouée rouge, forcément), la Potée de Beurre (bio, donc bouée verte), puis en arrivant au pied de la citadelle de Port-Louis, la Jument et le Cochon. Sur le fond, je préfère la poétique roche d’Amour à la sortie du chenal des Minimes, mais c’est vrai qu’ici nous arrivons au coeur de la Bretagne, terre agricole et d’élevage. C’est donc naturellement dans le prolongement d’une ferme que s’ouvre la rade de Port-Louis. La pompe à essence est juste sur la gauche, dans la marina de Kernével. Juste le temps de sortir les pare-bats - je commence à maîtriser l’exercice solo - et les aussières, me voici dans le petit bassin sud de la marina, à attendre mon tour pour l’essence. Il est 16 heures 30.
Attendre mon tour prend ici tout sons sens. Une demi-heure à faire des tours dans l’eau, coincé en compagnie d’un Cap Cam 7.5 entre les batobus qui font la navette entre les deux rives de la rade, quelques voiliers de 40 pieds et plus et au fond du bassin les fonds qui remontent, pour laisser deux voiliers faire le plein. Mais ils ont pas des voiles les voiliers ? Comme si moi j’achetais un code 0 ou un tourmentin pour mon Cap Cam, non, c’est vrai quoi. Bon, il est 17 heures. C’est enfin mon tour. A raison de 150 euros par carte, il me faut faire quelques allers-retours entre l’automate et le nable pour remplacer les 229 litres que j’ai consommés depuis Saint-Gilles.
A six litres près, c’est ce que m’indiquait le SC1000.
Si je retire le temps passé à naviguer au ralenti à l’entrée et à la sortie des ports, j’ai navigué un peu plus de cinq heures au régime de croisière. Ça fait du 45 l/h pour mes deux L4. C’est cohérent. Je n’ai plus qu’à réinitialiser le SC1000. Il est 17 heures 15. C'est pas le tout, j'ai encore de la route. Les deux L4 tournent à nouveau, nous sommes prêts pour de nouvelles aventures.
Vers l’infini et au-delà !